L’énigme du café italien

Même si parfois les machines et le café sont identiques, un espresso en Suisse aura toujours des saveurs différentes que son homologue en Italie. Pourquoi cette différence gustative? Enquête.

Faites l’expérience. Commandez un café sur une terrasse à Rome et un autre en Suisse romande: le premier vous paraîtra toujours plus corsé, plus serré, avec un goût différent. Les restaurateurs romands en sont bien conscients et réussissent plutôt bien à reproduire l’art du café à l’italienne. Certains vont même jusqu’à commander leurs grains et leur machine — voire leurs tasses — en Italie, mais rien n’y fait. La différence persiste. Mais pourquoi? 

La passion
Quand on leur demande quel est le secret de leur espresso, les cafetiers italiens répondent volontiers que ce n’est qu’une question de passion. «Nous, on aime vraiment notre café, dit Roberto Poletto, responsable du bar du même nom à Turin. Quand on voyage à l’étranger, il nous manque autant que nos pizzas.» Même constat à Rome où Rocco Spagnardi, employé au Riccioli Café, déclare fièrement que «c’est une question de culture: le café est l’or noir de notre pays». Les professionnels reconnaissent qu’il faut avoir la main, que c’est presque un geste artistique. Et comme pour tout art, la voie vers la maîtrise est longue et complexe. «Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte, explique Louis Godio, ancien propriétaire du Louis à Lausanne. Il y a la torréfaction, la qualité de l’eau, la machine… Même l’humidité ambiante peut avoir une influence sur le résultat final. Il ne faut rien laisser au hasard.»

La torréfaction
Du caféier jusqu’à la tasse, les étapes sont nombreuses pour parvenir à la qualité souhaitée. Les grains de café, insipides à l’état brut, doivent d’abord être torréfiés, c’est-à-dire chauffés de manière progressive. Les différences de goût proviennent partiellement de cette opération. Le café est beaucoup plus amer en Italie car il est davantage torréfié, et les grains sont souvent presque brûlés. Carmine Romanelli, directeur des cafés Cuendet à Crissier, ne cache pas son étonnement à propos de la qualité de café que les professionnels transalpins parviennent à atteindre. «On n’utilise pas la même sorte de matière première qu’eux. Chez nous, c’est un café haut de gamme, l’arabica, qui est utilisé alors qu’en Italie, ils sont adeptes du robusta, le bas de gamme en la matière… C’est étonnant que nos cafés soient si différents.» La torréfaction n’expliquerait pourtant pas à elle seule la différence de goût. «Il ne faut pas oublier qu’un café est composé à 98% d’eau», souligne Marc Bloch, directeur de La Semeuse à la Chaux-de-Fonds.

L’eau
La qualité de l’eau joue donc un rôle important – d’autant que son dosage est à l’origine même du concept d’espresso. «Les sels minéraux contenus dans l’eau font ressortir les arômes, remarque Johanna Bartholdi, directrice de l’Association suisse des cafés. En outre, une partie de la différence provient du fait qu’en Suisse, un espresso correspond à une quantité d’eau de 0,8 à 1,0 dl. accompagnée d’une dose de café de 8 g. Alors qu’en Italie, on propose 10 à 12 g. de café dans un maximum de 0,4 dl. d’eau.» La quantité, mais aussi la qualité, varient d’un pays à l’autre. «Chez nous, l’eau est trop pure. Comme pour les pâtes, cette différence altère le goût», estime l’ancien propriétaire du Louis à Lausanne. 

La machine
En vogue depuis quelques années en Suisse, les machines automatiques contribuent également à uniformiser le café — alors que les bars italiens cultivent la tradition artisanale en utilisant des appareils semi-automatiques. Christine Péclat, responsable du Café Romand à Lausanne, se souvient de certaines mauvaises expériences en la matière. «Il m’est arrivé de mal régler ma machine automatique. Le résultat a été désastreux!» Quant au barman romain Roco Spagnardi, il ne manque pas une occasion de rappeler que «seuls les Italiens possèdent les bonnes machines espresso car ils les ont inventées.»

La tradition
En utilisant les meilleurs grains robusta, bien torréfiés, dans une machine semi-automatique avec une eau appropriée et beaucoup de passion, les restaurateurs romands devraient pouvoir égaler la qualité de l’espresso italien. Mais un bon café n’est pas qu’une simple affaire de technique. «Si l’on servait en Suisse un ristretto comme ceux que l’on peut déguster à Rome ou à Milan, les clients ne le voudraient pas car leurs habitudes sont différentes, remarque Michel Cosandier, fondateur de Saveur Café à Montalchez, à Neuchâtel. Dans notre pays, on préfère les cafés moins serrés.» Marc Bloch, le directeur de la Semeuse, rappelle l’importance d’un bon espresso: «Le café n’est pas une boisson comme les autres. C’est le calumet de la paix qui ponctue un repas réussi.»

Fabio Bonavita