Une sanction financière affecte la capacité économique, le fisc doit en tenir compte

Le Conseil fédéral, à la demande du Parlement, veut interdire la déductibilité fiscale des amendes et autres sanctions financières payées par des entreprises. Or cette déductibilité, même si elle semble léser le sentiment de justice, est justifiée notamment sous l’angle des principes constitutionnels et de la logique fiscale.  

Une déductibilité contestée
A l’heure actuelle, la législation relative à l’imposition des sociétés n’interdit pas expressément à ces dernières de déduire fiscalement les amendes et autres sanctions administratives de nature financière. Cela a permis à certains établissements bancaires helvétiques, lors de la déclaration de leurs bénéfices, de déduire les sommes souvent importantes qu’ils avaient dû verser à la justice américaine en raison de leur rôle dans l’évasion fiscale de nombreux contribuables d’outre-Atlantique. 
Ces déductions ont choqué un certain nombre de personnes. En 2014, le conseiller aux Etats Werner Lunginbühl (PBD, Berne) a déposé une motion (14.3450) demandant que de telles sanctions ne puissent plus être considérées comme des charges commerciales. La motion a été acceptée par les Chambres et le Conseil fédéral a donc préparé un projet de modification de la loi sur l’impôt fédéral direct (LIFD) et de la loi sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (LHID). Ce projet est actuellement en consultation jusqu’au début du mois d’avril. 
Selon le texte présenté, la législation déclarerait de manière explicite que les sanctions financières à caractère pénal, c’est-à-dire les amendes, peines pécuniaires et sanctions administratives de nature financière, ne constituent pas une charge justifiée par l’usage commercial. Il en serait de même des frais de procès liés à une procédure pénale aboutissant à une condamnation. Les sanctions visant à réduire le bénéfice mais n’ayant pas de caractère pénal demeureraient déductibles de l’assiette de l’impôt. 

Le principe de l’imposition selon la capacité économique
Dans sa prise de position, le Centre Patronal s’oppose au projet du Conseil fédéral et plaide au contraire, au nom des principes constitutionnels et de la logique fiscale, pour le maintien de la déductibilité des sanctions financières, y compris celles ayant un caractère pénal. Plutôt que de se fonder sur le fait que ces sanctions ne constituent pas des charges justifiées par l’usage commercial, il y a lieu en effet d’examiner cette question à la lumière du principe constitutionnel de l’imposition selon la capacité économique (art. 127 al. 2 de la Constitution fédérale). Selon ce principe, tout contribuable – que ce soit une personne physique ou une personne morale – doit contribuer à la couverture des dépenses publiques compte tenu de sa situation personnelle et en proportion de ses moyens.
En vertu de ce principe, le Tribunal fédéral a arrêté qu’un bénéfice réalisé de manière illicite par une entreprise commerciale devait aussi être soumis à l’impôt qui frappe les bénéfices obtenus de manière licite. Il faut donc raisonner de manière parallèle lorsqu’il s’agit de sanctions: on ne voit pas pourquoi le contribuable devrait s’acquitter d’un impôt sur le bénéfice lorsqu’il réalise des revenus sans se conformer à la loi, mais ne pourrait pas déduire les sanctions financières liées à ce même comportement. 
Ne pas se fier au «sentiment de justice» 
A ceux qui estiment que ce raisonnement logique lèse le sentiment de justice, on fera remarquer qu’il ne s’applique pas à tous les actes illégaux susceptibles d’être commis par des entreprises mais uniquement à ceux liés à l’acquisition du revenu ou des bénéfices, que ces actes, dans l’hypothèse envisagée, ont déjà été sanctionnés par une amende, et qu’il n’y a donc pas lieu d’y ajouter une sanction supplémentaire en prélevant l’impôt sur des bénéfices qui n’ont finalement pas été réalisés. 
On doit aussi rappeler que les sanctions dans le secteur bancaire ont été infligées par des autorités judiciaires étrangères, sur la base d’ordres juridiques qui divergent du droit suisse. Outre l’ampleur des montants – à ce jour, quelque 4,6 milliards de francs ont été versés par des banques suisses aux autorités américaines –, il faut souligner l’existence de situations différentes: certaines affaires se sont terminées par une amende prononcée par un juge (sanction pénale), d’autres par un accord de non-poursuite passé avec le Ministère américain de la justice, moyennant versement d’un montant pouvant dépasser le milliard de francs (sanction non pénale). Serait-il équitable que le montant versé ne soit plus déductible dans le premier cas, alors qu’il le resterait dans le second?
Le sentiment de justice n’est pas approprié pour examiner la question de la déductibilité des sanctions, qui doit bien plutôt être appréhendée sous l’angle des principes constitutionnels et de la logique fiscale. De ce point de vue, le projet actuellement en consultation doit être rejeté. 

Pierre-Gabriel Bieri