L’initiative contre la spéculation sur les denrées alimentaires menace un secteur non négligeable de l’économie helvétique, sans aucun espoir de modifier le fonctionnement des marchés mondiaux. Surtout, elle méconnaît le fait que la spéculation n’est pas responsable des hausses de prix parfois constatées, et qu’elle peut même avoir des effets positifs lorsqu’elle est pratiquée normalement.
Agir en Suisse sans aucun effet au niveau mondial
Voulez-vous lutter contre la faim dans les pays pauvres, où des aliments pourtant cultivés localement sont revendus à des prix inaccessibles par la faute de la spéculation financière des pays riches? C’est ainsi que les Jeunes Socialistes veulent tenter de présenter leur initiative «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires», qui sera soumise au vote du peuple et des cantons le 28 février prochain. L’article constitutionnel proposé demande, en substance, que la Confédération légifère pour interdire aux investisseurs non commerciaux – ceux dont le but est de faire du profit et non de vendre des marchandises – d’investir dans des instruments financiers se rapportant à des matières premières agricoles et à des denrées alimentaires.
Comme toujours, ce genre de sollicitation émotionnelle vient se briser sur quelques réalités têtues. Passons sur le fait que la Confédération devrait se charger elle-même de l’exécution, de la surveillance et de la poursuite pénale, en court-circuitant les cantons. Passons sur la sévérité du texte, qui prévoit que les entreprises fautives pourraient être sanctionnées directement, indépendamment d’un éventuel manque d’organisation. Passons encore sur les difficultés pratiques d’application, qui obligeraient à créer un lourd appareil administratif pour surveiller d’innombrables transactions, distinguer les produits financiers contenant ou non des denrées alimentaires, identifier précisément les investisseurs commerciaux et non commerciaux.
La principale réalité à prendre en compte est que cette initiative saborderait un secteur non négligeable de l’économie helvétique, sans que cela ait le moindre impact au niveau mondial. Plusieurs centaines de sociétés actives dans le négoce de matières premières agricoles sont en effet établies en Suisse, où elles procurent quelque 12 000 emplois et contribuent pour près de 4% au PIB. En cas de succès de l’initiative, ces sociétés pourraient rapidement déplacer leur siège à l’étranger afin de poursuivre leurs activités – d’autant plus facilement que les places financières concernées ne se trouvent pas en Suisse. En fin de compte, seuls les acteurs institutionnels suisses – par exemple les caisses de pensions – seraient pénalisés par l’interdiction qui leur serait faite d’investir dans certains produits financiers.
La spéculation bien comprise a son utilité
Ce gâchis trouverait-t-il sa justification dans la nécessité d’adopter une «posture morale»? Même pas. Car c’est là une autre réalité qui mérite d’être soulignée: la spéculation financière sur les denrées alimentaires n’est pas aussi intrinsèquement perverse qu’on aime à l’imaginer. Une analyse un peu sérieuse, allant au-delà des clichés altermondialistes, montre qu’elle n’est pas responsable des variations de prix. Ces dernières, et notamment les fortes hausses constatées en 2007 et 2011, s’expliquent essentiellement par des causes naturelles (sécheresses, inondations), économiques (baisse des stocks, incertitudes) ou politiques (restrictions des exportations), qui raréfient l’offre et poussent les prix à la hausse. Ces mêmes prix redescendent dans les années qui suivent – ce qui ne serait pas le cas si la spéculation jouait un rôle prépondérant.
Certes, l’envol des prix a pu conduire un certain nombre d’investisseurs à intervenir frénétiquement. Mais les études menées sur ces interventions concluent que leur effet sur les prix a été nul ou marginal, voire… stabilisateur, notamment dans le cas du maïs et du blé! Pour ce dernier, l’évolution du prix n’a absolument pas suivi celle du nombre des interventions sur les marchés financiers. L’hypothèse de stocks maintenus artificiellement pour faire monter les prix n’a pas été vérifiée. Parallèlement, on remarque que le riz a lui aussi subi d’importantes hausses de prix, alors même qu’il n’est que très peu impliqué dans le négoce de produits financiers. Quant aux prix parfois élevés pratiqués dans les pays producteurs, une étude de la Banque mondiale affirme qu’ils sont principalement déterminés par des facteurs locaux, et non par le jeu des marchés financiers internationaux.
Distinguer entre spéculation normale et spéculation excessive
Le moins que l’on puisse dire est que les choses ne sont donc pas aussi simple qu’on veut nous le faire croire. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existe pas certaines formes excessives de spéculation; mais il s’agit de cas particuliers, que les acteurs de la branche cherchent déjà à combattre. Au niveau législatif, la nouvelle loi fédérale sur l’infrastructure des marchés financiers a aussi pour objectif d’empêcher les investisseurs qui misent sur une variation des prix d’influencer eux-mêmes cette variation. Il s’agit d’une logique intelligente – contrairement à l’initiative des Jeunes Socialistes qui n’opère aucune distinction entre spéculation normale et spéculation excessive, et méconnaît l’utilité de la première. A juste titre, le Conseil fédéral puis le Parlement ont pris position contre cette initiative. Il importe que le souverain confirme ce refus le 28 février.
Pierre-Gabriel Bieri